46 ans après sa mort, Mohamed Affani, alias le Père Jégo, demeure un mystère. Connu (à tort) pour être le fondateur du WAC et du Raja, cette figure emblématique du football marocain a marqué toute une époque. Souvenons-nous…
Pour les plus jeunes, ce n'est que le nom d'un minuscule stade, perdu quelque part dans le quartier Oasis de Casablanca. Mais pour les plus âgés, le Père Jégo est une véritable légende du ballon rond marocain : “Il est incontestablement l'une des figures les plus marquantes de l'histoire de ce pays. Il était un visionnaire du football, comme ont pu l'être un Abdelkrim El Khattabi ou Mehdi Ben Barka en politique”, entend-t-on souvent répéter.
C'est que le parcours de l'homme est pour le moins extraordinaire. Mohamed Ben Lahcen Affani (qui doit son surnom à sa ressemblance avec un footballeur français de l'époque du protectorat) a été l'un des premiers bacheliers marocains (en 1918), le premier journaliste sportif francophone (dès 1935) et le premier entraîneur marocain formé à l'étranger (en 1932). Membre fondateur du Comité olympique marocain, la mémoire populaire le retiendra surtout comme le père des deux plus grands clubs de football du pays : le Raja et le WAC. Retour sur l'histoire étonnante d'un mythe paradoxalement méconnu.
Naissance d'un prodige
Mohamed Ben Lahcen Affani voit le jour en 1900 en Tunisie, pays où il passera ses sept premières années. Son lieu de naissance entretiendra d'ailleurs la confusion sur son vrai nom de famille. Aujourd'hui encore, son frère cadet, Najib, père de la chirurgie marocaine, est toujours davantage connu sous le nom du “Professeur Tounsi”.
Fils de commerçant, Mohamed a souvent l'occasion de suivre son père dans ses voyages à travers le monde, développant ainsi d'impressionnants dons de polyglotte. À 17 ans, il parle déjà couramment le français, l'anglais, l'espagnol et le portugais, en plus de son arabe maternel. Ses résultats scolaires, d'abord à l'école israélite de Casablanca puis au lycée Lyautey, sont de la même eau.
Son baccalauréat en poche, il atterrit en 1919 à Paris pour y suivre une formation bancaire. Et c'est dans la capitale française que le futur Père Jégo découvrit le monde du football. Une rencontre qui transforma définitivement sa vie.
De retour au pays, trois ans plus tard, il fait ses premiers pas dans le milieu du ballon rond, devenant l'un des rares “indigènes” à rejoindre les rangs de l'Union sportive athlétique (USA). Au poste d'arrière droit de l'équipe casablancaise jusqu'à la fin des années vingt, Mohamed laissera le vague souvenir d'un joueur moyen, sans grand génie.
Est-ce la raison pour laquelle il prit prématurément sa retraite, optant pour le coaching ? Probablement. Ce qui est certain, en revanche, c'est que le jeune homme n'a aucune envie de quitter le milieu du football : il part à Londres recevoir une première formation d'entraîneur et dès son retour, en 1935, il prend sous son aile quelques équipes de quartier, avec un certain succès. En parallèle, il débute une carrière de journaliste sportif au Petit marocain et poursuit celle de banquier au sein de la Compagnie algérienne, l'ancêtre de Attijariwafa bank. “C'est à ce moment qu'il commençait à se faire connaître. Il était le premier à parler de plans de match, de formation, de tactique, etc. Surtout, le fait qu'il prenne entièrement en charge ses joueurs lui a valu une notoriété considérable dans les quartiers populaires”, explique Othmane, l'un de ses petits-fils.
Et Jégo créa le WAC…
C'est à la fin des années 30 que le Père Jégo posera les premiers jalons de sa légende. Il fonde la section football du WAC, dont il devient par la même occasion le premier entraîneur et secrétaire général. “Les nationalistes l'ont logiquement choisi à la tête du club casablancais. Autant pour sa compétence que pour sa popularité, très utile pour ranimer la ferveur patriotique”, explique le journaliste sportif Ahmed Belkahia. Populaire et fin technicien, Affani était également connu pour être un sacré dénicheur de talents. “Durant toute sa carrière, il passait son temps à traîner dans les terrains de quartier, à la recherche de nouveaux talents. Et il avait un flair incroyable. Il lui suffisait d'un coup d'œil pour repérer la perle rare”, raconte Mohammed Belhassan, ancien joueur du WAC. C'est ainsi à lui que l'on doit la découverte de la légendaire triplette wydadie que formaient Driss, Abdesslam et Chtouki ; ou encore d'un autre génie du ballon rond, le regretté Petchou.
Surtout, le Père Jégo avait compris avant tout le monde l'importance du facteur psychologique. “Il prenait le temps de discuter avec les joueurs un par un. Il avait le don de vous redonner confiance, de vous gonfler à bloc comme personne”, se rappelle Mohamed Belhassan. Et pour ses poulains, il n'était pas qu'un entraîneur : il était le père, le grand frère, le compagnon à qui chacun pouvait se confier. Et aussi le mécène du club. “C'est lui qui prenait quasiment tout en charge : les équipements, les déplacements… et même la nourriture pour ceux qui étaient dans le besoin”, se souvient Belhassan. Ce dernier se remémore aussi un rituel qu'affectionnaient particulièrement les joueurs : “Il nous emmenait souvent au cinéma Vox, où il se mettait dans un coin, son tarbouche sur le visage, pour piquer un somme. Et à la fin du film, il nous emmenait à la boulangerie du quartier pour nous gaver de pâtisseries”.
Plutôt originale, la méthode est en tout cas payante : le WAC du Père Jégo s'est adjugé quatre championnats du Maroc, trois titres de champion d'Afrique du Nord et une coupe d'Afrique du Nord ! Des résultats qui ont valu à l'entraîneur le respect de ses pairs et… deux tentatives d'assassinat, probablement fomentées par des colons pas très heureux de voir leurs équipes dominées par une formation cent pour cent “indigène”.
Les années vertes
Constamment associé à l'histoire du Raja, le Père Jégo, et contrairement à la croyance populaire, n'en a jamais été le fondateur. Les Verts existaient depuis 1949, soit sept années avant son arrivée au club. Mais c'est bien lui qui a façonné l'identité du club, lui apposant ce cachet bien particulier qui le définit encore aujourd'hui.
Alors qu'il a inculqué au WAC un style européen, fait de rigueur et d'efficacité, le Père Jégo changera son fusil d'épaule avec le Raja. Il prend pour modèle le football sud-américain, qu'il a découvert lors de ses récents voyages. Un football résolument tourné vers le spectacle, faisant la part belle aux qualités techniques, plutôt qu'athlétiques ou tactiques. Un choix dûment motivé : “Les capacités physiologiques des Marocains se rapprochent davantage de celles des Sud-américains que des Européens. Il est donc plus logique de s'en inspirer”, professait-il alors.
Quant aux origines du divorce avec les Rouges, vers 1952, elles demeurent à ce jour plus ou moins inconnues. Si certains parlent de règlements de compte, voire de manœuvre politicienne de l'Istiqlal envers un homme peu malléable et au franc parler notoire, Othmane, le petit-fils, a une autre théorie : “En étant le principal mécène, il gérait le club de football comme sa propriété privée, y imposant sa propre vision. Les dirigeants du WAC en ont eu assez de faire de la figuration et ont fini par le pousser vers la porte”. Et pas de la manière la plus élégante. C'est en revenant d'un voyage dans sa région familiale de Taroudant que l'homme découvre son éjection du fauteuil de secrétaire général - mais pas de celui d'entraîneur. L'affront est insupportable pour celui qui considérait le club casablancais comme l'œuvre de sa vie. Il claque la porte. Et si les nationalistes l'avaient attiré au WAC, ce sont les syndicalistes qui le feront atterrir au Raja. “L'occasion était trop belle : le Raja pouvait enfin rivaliser avec le Wydad. Surtout que le Père Jégo avait une revanche à prendre sur son ancien club”, explique Mohamed Lamlij, un ancien syndicaliste de l'UMT. Résultat : du jour au lendemain, une bonne partie des responsables, joueurs et supporters wydadis virent au vert comme par enchantement ! C'est le cas du photographe Mohamed Maradji, converti par la magie du gourou Jégo : “Pour moi comme pour beaucoup d'autres Wydadis, suivre le Père Jégo était une évidence. La question ne se posait même pas”. Durant les treize années qu'il passe à entraîner le Raja (un record absolu de longévité), l'homme a continué à mettre la main à la poche, jusqu'au dernier centime de la fortune familiale. Certes, le palmarès du Raja de Jégo n'a jamais approché celui réalisé avec le WAC. Mais qu'importe. Plus que des titres, il avait offert aux Verts et à leur public quelque chose de plus précieux : le jeu rajaoui. Un label qui survivra à son départ à la retraite en 1968.
Peu de temps avant le décès du Père Jégo, survenu le 30 août 1970, quelques anciens joueurs lui avaient rendu visite à son domicile casablancais. Ils y découvrirent un homme seul et désargenté, déchiffrant son journal à la lueur d'une bougie. “Ce grand homme a tant donné au football et au peuple marocain, au détriment de sa propre famille. Et là, il n'avait même plus de quoi payer ses factures d'électricité”, se rappelle l'un des vétérans, qui poursuit : “Quelques jours avant sa mort, il avait les larmes aux yeux en suivant la coupe du Monde 1970. Là-bas, au Mexique, quelques-uns de ses 'enfants' représentaient le Maroc sous le regard de toute la planète”. Au quartier Oasis, à Casablanca, se trouve un tout petit stade. Il porte le surnom, indélébile, d'un grand homme.
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